Hommage à Michel Serres
Nous sommes le 18 juin 2002, je suis (encore) fonctionnaire à l’Unesco et j’assiste aux Entretiens du XXIe siècle, sur le thème « L’éducation pour tous : toujours pour demain ? »
organisée par la Division de l’anticipation et des études prospectives. Parmi d’autres invités, il y a sur l’estrade M. Maurice Traoré, ancien ministre de l’éducation du Burkina Faso et Michel Serres qui est également membre du «Forum de réflexion ad hoc» de l‘Unesco sur la coopération intellectuelle mondiale. Le sujet du colloque est donc celui qui préoccupe l’Unesco depuis des décennies : « l’Éducation pour tous », plate formule qui donne lieu à des discussions interminables entre les états (car comment faire de la quantité sans qualité ? comment donner accès à une éducation de qualité pour tous ?) et entre les panélistes invités ce soir.
En ce qui me concerne, ce qui me préoccupe déjà à l’époque, sont plus les questions de ce qu’on transmet (les contenus, les valeurs universelles) et du « comment » (par quelle vision éducative ? quelle pédagogie ?), plutôt du « combien », ce qui est lié aux chiffres de l’alphabétisation de masse… Comme si le fait de savoir lire, écrire et compter avait une quelconque influence sur l’évolution des consciences … Comme si connaître par cœur depuis l’enfance (ce que nos systèmes scolaires s’acharnent à enseigner) les dates des guerres mondiales, pouvait amener à la maturité – éthique, morale, spirituelle, bref, humaniste, de notre espèce…
Heureusement, grâce surtout à Michel Serres, le débat s’élève et se concentre vite autour de la question de la place du savoir et des savoirs dans le monde actuel, des obstacles qui nous empêchent de repenser l’éducation par les retrouvailles du sens qui lie, ce qui nous unit sans nous enfermer, dans le partage. C’est là que Michel Serres décide de présenter à l’Unesco et au public un projet de partage universel des savoirs, une idée d’un savoir commun à l’humanité : « Il y a à peine quinze ans, disait-il, que nous savons que nous descendons tous d’un petit groupe d’émigrés d’Afrique de l’Est et que nous sommes donc tous cousins dans le monde. Enseigner cela à tous les hommes me semble bien plus important que de leur enseigner la guerre de Troie ou la grande muraille de Chine qui sont des symboles de nos oppositions. (…) Un tronc commun de savoirs réunirait, petit à petit, tous les hommes, en commençant par les étudiants, (…) et favoriserait l’avancée de la paix dans le monde. Cet humanisme universel contribuerait à créer une mondialisation pacifique». (Je vous laisse découvrir l’intégralité du texte plus bas).
Je fais un bond sur ma chaise, c’est tout simplement magnifique ! Non seulement cela fait écho à la mission d’universalité de l’organisation pour laquelle je travaille, mais elle rejoint l’idée que un autre grand philosophe français, Edgar Morin, a esquissée dans Les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur.[1] Je me surprend ainsi à rêver aux universités du monde entier qui adhérent à cette idée formidable de tronc commun,un projet propédeutique et obligatoire au début de tout cycle universitaire, inspiré par des valeurs communes à toute l’humanité. A des politiques éducatives qui s’accordent sur des notions communes, tout en respectant la mosaïque des cultures comme le disait Michel Serres… Je me délecte à imaginer un monde où ce langage commun nous amènerait à nous comprendre les uns les autres, où des mots abstraits comme la solidarité dans les connaissances partagées, ou la liberté qui surgirait de cet abattement des frontières, deviendrait finalement des faits concrets.
Mes rêveries sont vite interrompues par l’intervention de l’ex-ministre burkinabé qui, n’ayant manifestement pas compris le sens de l’idée de tronc commun, répond en manifestant le besoin urgent de « bancs, cahiers, crayons ! » dans les écoles des pays pauvres comme le sien, en opposition aux propositions philosophiques des pays riches, comme celle que nous venons d’écouter. En gros : revenez sur terre et fichez nous la paix avec vos projets sur la lune, que vous pouvez vous permettre parce que vous avez le ventre plein (applaudissements du public).
Je me souviens du silence glacial, mais surtout du manque de soutien, même humain, du soi-disant animateur sur l’estrade. Et de la grande déception de Michel Serres qui, dans un dernier effort de communication, tentait de faire comprendre qu’il ne s’agissait pas, justement, d’opposer le légitime besoin de manuels et fournitures scolaires des écoles africaines, mais de concilier les deux aspects, faire du « et… et… » en sortant de la logique guerrière du « ou… ou… » que nous apprenons depuis la maternelle. Car donner l’accès à tous à une éducation de qualité, jusqu’au niveau universitaire, là où les classes dirigeantes de tous les pays se forment, c’est possible !
Malgré sa déception (je me souviens aussi avoir tenté de lui dire quelques paroles de confort, en vertu du fait que je le connaissais un peu pour l’avoir rencontré quelques années auparavant ), Michel Serres m’avait remis dans les mains le texte de son intervention dont je publie ci-dessous la partie finale de l’Appel (si vous désirez l’intégralité vous pouvez m’écrire via la boite « contact »). C’est un hommage à lui et à l’intelligence humaniste dont il était le représentant par excellence.
(… et on ne sait jamais, ce projet pourrait voir le jour à l’Unesco ou ailleurs!)
J’APPELLE LES UNIVERSITÉS DU MONDE à la propagation d’un savoir commun
COMMON KNOWLEDGE – HUMANISM from et for HUMANITY
Préoccupé par les incompréhensions et les guerres entre les peuples, je pense que la mise en place d’un tronc commun de savoir (a common knowledge) qui réunirait, petit à petit, tous les hommes, en commençant par les étudiants, favoriserait l’avancée de la paix dans le monde. Cet humanisme universel contribuerait à créer une mondialisation pacifique.
Je demande donc aux ministres de l’éducation, hélas absents, je demande aux présidents des Universités comme à tous les enseignants de bonne volonté, de vouloir bien consacrer la première année de leur enseignement à un programme commun, qui permettrait aux étudiants de toutes les disciplines d’avoir un horizon semblable de savoir et de culture ; à leur tour, ils le propageraient. Je leur suggère seulement un cadre général qu’ils moduleront librement, selon leur culture, leur langue, leur spécialité, leur bonne volonté.
Ce cadre s’inspire des considérations suivantes :
I.- Les sciences dures accèdent déjà, par le grand récit que je viens de relater, à l’universalité ; je les prends ici dans leur ensemble et selon l’évolution générale du monde que l’encyclopédie contemporaine décrit.
II.- Les cultures, quant à elles, forment une mosaïque d’une grande diversité de formes et de couleurs, à l’imitation des langues, des religions et des politiques. Le nouveau savoir humaniste assimile cet ensemble de différences.
Ce cadre se divise donc en deux parties composant ce programme commun.
PROGRAMME COMMUN pour la première année DES UNIVERSITÉS
I.- Le grand récit unitaire de toutes les sciences
Éléments de physique et d’astrophysique : le formation de l’Univers, du Big bang au refroidissement des planètes.
Éléments de géophysique, de chimie et de biologie : de la naissance de la Terre à l’apparition de la vie et à l’évolution des espèces.
Éléments d’anthopologie générale : émergence, diffusion et préhistoire du genre humain.
Éléments d’agronomie, de médecine et passage à la culture : le rapport des hommes à la Terre, à la Vie, à l’Humanité elle-même.
II.- La mosaïque des cultures humaines
Éléments de linguistique générale ; géographie et histoire des familles de langues. Les langages de communication : leur évolution.
Éléments d’histoire des religions : polythéismes, monothéismes, panthéismes, athéismes…
Éléments de sciences politiques : les diverses sortes de gouvernements.
Éléments d’économie : le partage des richesses dans le monde.
Chefs-d’œuvre choisis des sagesses du monde et des beaux-arts : littérature, musique, peinture, sculpture, architecture…
Sites : le patrimoine de l’humanité, selon l’UNESCO.
Au moment où la mondialisation touche les communications et, par elles, l’économie, nous, chercheurs, étudiants et enseignants, pouvons lutter à armes plus qu’égales avec elle, la compléter même ou la rendre humaine, puisque, justement, la mondialisation arriva par la science, l’étude et la recherche. Ce nouveau processus d’hominisation, nous n’en subissons pas les conséquences, nous l’avons engendré.
L’humanisme que nous voulons désormais enseigner, non enraciné dans une région déterminée du globe, mais au contraire valable à partir de l’humanité toute entière, désormais accessible et communicante, observe qu’il existe deux universalités : l’une, scientifique, déploie un grand récit, valable pour l’univers lui-même, la vie en général et annonce comment l’homme enfin émergea, de manière contingente. En raison de cette contingence, cette universalité unique laisse alors la place à la deuxième, diverse et complémentaire, en mosaïque ou en vitrail, mêlée, chinée, tigrée… multiple et chatoyante, celle des cultures humaines, plus contingente encore et mieux variée que la vie.
Ni nos décideurs ni nos concitoyens ne peuvent plus vivre en ne connaissant qu’une seule de ces universalités, ou celle, homogène, des sciences ou celle, damasquinée, des cultures. Les anciennes formes d’enseignement, moribondes, ne forment plus que des instruits incultes ou des cultivés ignorants. Le partage actuel des études en deux parties, sciences dures ou sciences sociales, ne permet ni de comprendre le monde, ni d’anticiper sur le destin des hommes, encore moins à ceux-ci d’agir sur celui-là, n’apporte donc pas le bien suprême, la paix.
Ce programme commun de connaissance commune, et commune trois fois, du côté des hommes, du monde et du savoir, contribue à créer ce que l’on pourrait enfin appeler la culture contemporaine, c’est-à-dire un humanisme venu du genre humain et adapté à ses vœux, a humanism from and for humanity.
MICHEL SERRES
[1] Voir aussi l’article « Repenser le savoir pour réformer l’école » paru dans le Monde de l’éducation n° 360, juillet – août 2007.