Mon idée de l’éducation, celle pour et par laquelle je suis là aujourd’hui, est inspirée par des maitres. Des Maitres avec un M majuscule, mais aussi des maitres d’école, des professeurs, des enseignants, des éducateurs du quotidien. Dans les deux catégories j’ai trouvé des « gourous » au sens propre du terme, c’est à dire des individus qui, par leur parcours, ont dissipé les ténèbres de mon ignorance.
Spinoza, Sri Aurobindo et Mirra Alphassa, ou Krishnamurti…ont éclairé mon chemin mais aussi des enseignants comme René Barbier qui a dirigé mes travaux à l’université, ou comme Pierre-Yves Albrecht qui parlera demain, et une multitude d’hommes et de femmes qui éduquent en rendent leurs élèves chaque jour un peu plus heureux car ils sont accompagnés dans la voie de la connaissance de soi.
Ma vision a été éclaircie par la lumière de Spinoza lorsque j’ai commencé à faire dialoguer le mot « éducation » avec celui de « joie ». Spinoza, pour lequel Dieu est en chaque chose de la Nature, il est même l’essence de la Nature. Spinoza pour lequel l’homme est libre (il faut imaginer de dire ça à l’époque de l’Inquisition !), nous donne la possibilité de la joie comme force dans laquelle la nature humaine peut non seulement puiser (et augmente la puissance d’exister !), mais qui nous affranchit. Une possibilité que l’éducation, selon moi, doit révéler. Dans cette philosophie si moderne, si incroyablement actuelle, nous avons le choix de nous affranchir par la joie si nous lui reconnaissons la fonction de vecteur de transmission, transitio, pour utiliser des termes spinoziens, pour vivre dans l’Amour et la Vérité. (Il s’agit, comme il le dit, de « tout aimer dans l’éternelle nécessité de ce tout qui est Dieu ».)
Mais comment éduquer à que les humains s’aiment au-delà de leurs conflits, intérieurs et extérieurs, de leurs peurs ? Comment parler de joie dans des lieux où l’on cultive la haine (y compris certaines de nos écoles, comme nous l’avons vu après les faits terroristes de ce janvier 2015)?
C’est en retrouvant le lien perdu avec notre véritable nature ; c’est, en tant que adultes, parents, éducateurs, faire le choix cette reconnexion aussi pour nos enfants.
Tout cela n’a rien de théorique, car il peut être traduit en pédagogie. Par exemple, Mirra Alphassa, dite la Mère, la compagne spirituelle de Sri Aurobindo, l’avait compris en 1960 quand dans une classe de l’Ashram, elle avait mise en place la première expérience du Libre progrès, afin, comme elle l’affirmait de « rendre les enfants heureux ». Dans cette expérience le but de l’éducation, n’était pas seulement de leur fournir des connaissances livresques, des savoirs académiques, mais de leur ouvrir la voie à leur propre épanouissement global, intégral.
Imaginez, dans les années ’60, ce que pouvait signifier d’amener dans une institution scolaire (même si dans un contexte tout particulier comme celui de l’ashram), un tel changement, qui alliait à des pratiques éducatives, pédagogiques et didactiques confirmées, des outils aptes à développer par exemple la beauté et l’harmonie du corps, à prévenir des conflits par la gestion des émotions, le l’attention et la prise de conscience, et surtout l’élévation spirituelle.
C’est là que la Mère, (un peu comme Maria Montessori en Italie au début de ce même siècle) avait été précurseure, car elle avait osé entreprendre ces premières expériences d’éducation intégrale avec des enfants qu’elle jugeait à l’époque particulièrement ouverts et conscients de leur état psychique élevé (des « enfants actuels » avant l’heure !). Ces élèves qui avaient à l’époque 10 ou 12 ans, et que j’ai eu la chance de rencontrer adultes, racontent aujourd’hui d’avoir vécu les années les plus heureuses de leur vie (sans doutes illuminées de la présence si proche des ces maitres spirituels). Beaucoup d’entre eux sont devenus des enseignants, d’autres sont partis dans le monde fonder d’autres écoles (comme le CIIS aux Etats unis) ; d’autres encore, pas intéressés aux sujet de l’éducation du point de vue professionnel, ont développé leurs activités et, je dirais, leur existence, de façon souvent originale. Un élément les relie pourtant, une caractéristique que l’on retrouve chez beaucoup d’ex-élèves des pédagogies dites « alternatives » : ils n’ont pas peur, ils « osent » ouvrir des portes, sortir des sentiers connus, aller vers leur « légende personnelle » comme l’école du Libre progrès leur avait appris…
Je suis nourrie de cette liberté d’appréhender la vie. Et cette liberté d’éduquer et d’avoir été éduqués, témoigne de la justesse et du bien fondé de cette approche qui met l’enfant au centre, l’attention déployée à que tous ses aspects de la personnalité (physique, émotionnel, vital, mental et psychique) soient « intégrés » dans la pratique pédagogique.
Ma curiosité, non seulement de chercheuse en sciences de l’éducation, mais de parent, m’a conduite vers un autre Maitre, plus connu en France (grâce aussi aux cours que René Barbier donnait sur lui à l’université de Paris 8), Jiddu Krishnamurti. K, comme on l’appelle dans le milieu, outre que grand maitre spirituel et philosophe, était un pédagogue idéal, capable d’attirer autour des soi non seulement des foules d’adultes en quête spirituelle, mais aussi des enfants et des jeunes qui buvaient littéralement ses paroles et souvent ses silences. C’étaient des satsang (qui en sanscrit signifie « être en compagnie de la vérité »), des assemblées organisées dans les écoles que Krishnamurti avait fondées en Inde, en Angleterre et aux Etas unis, et où l’on posait des questions «éducatives » dans le vrai sens du mot, car elle « nourrissaient » et « tiraient hors » de chacun le mieux qu’il avait en soi.
C’est en cela que – je reviens à mon idée de l’éducation- éduquer c’est faire du sacré avec l’esprit humain lorsque, comme chez ces jeunes, il n’était « pas encore corrompu », (comme dirait l’Ange des dialogues), lorsque le formatage de la société, de l’école ou de la famille ne l’ont pas encore totalement occulté. C’est aussi la raison pour laquelle dans les écoles K, on n’enseigne pas, mais on accompagne respectueusement le jeune à s’acheminer vers la découverte de sa propre nature, sa propre Vérité, comme le dirait K.
Car, Truth is a pathless land, la Vérité est un pays sans chemin, où chacun peut entreprendre le sien, au delà des dogmes et des croyances, y compris celles éducatives. Dans ces écoles, pas de compétition, pas de notes, pas de contrôles, mais une seule grande attention à l’engagement de chacun dans cette voie de découverte de sa propre vérité existentielle.
C’est de ces Maitres que j’ai appris et que je continue à apaiser ma soif aujourd’hui. Ce sont des Maitres qui ont ouvert la voie dans la seule direction, le seul sens de l’éducation qui vaille, celui de l’éveil des consciences. Et, malgré le dogmatisme de certaines institutions qui arborent la laïcité comme nouvelle croyance, nombreux sont ceux qui comme moi, les ont écoutés, lus, ont appris d’eux et continuent à ouvrir la voie à cette vision éducative, fondée sur la Liberté…
(texte tiré de mon intervention au 14ème Forum du GRETT, Paris, 20 mars 2015)