« Toutes les émotions, affirme le neurologue Antonio Damasio (2003), peuvent conduire ou être associées à un sentiment, c’est à dire à une représentation dans différentes régions du cerveau -ce qu’on pourrait appeler le “théâtre de l’esprit”- des émotions et des modifications qu’elles impliquent dans le “théâtre du corps”. En ce sens, les sentiments sont toujours privés, alors que les manifestations des émotions sont plutôt publiques (postures, rougeurs…). Les émotions deviennent sentiments par le biais de grandes cartes neuronales qui représentent en temps réel ce qui se passe dans les viscères, les muscles… Avoir un sentiment, c’est éprouver ce qui se passe dans ces cartes, que cela soit fidèle ou non à ce qui se passe dans le corps ». Le théâtre du corps qui est mis en scène à l’école est trop souvent un « corps de souffrance » car on agit comme si les élèves n’étaient que des têtes sur des jambes. De façon indirecte, les données mondiales à disposition sur la violence à l’école et en particulier sur les châtiments corporels introduisent le sujet du corps à l’école qui, dans encore trop de pays, est considéré comme un objet de punition plutôt que comme un moyen d’épanouissement.
La question du mouvement physique surgit à ce point, en donnant suite à une série d’autres interrogations : comment devenir libre quand, du plus jeune age, on nous oblige à « nous tenir » assis derrière un banc en longueur de journée, ou, dans ce qu’on appelle « l’éducation physique » on nous pousse la plupart du temps à compéter avec nos compagnons, à démontrer notre force, à gagner sur l’autre… Peut-on se connaître soi même en tant que « corps » aussi ?
« Si l’initiation et le conditionnement au maintien et à l’immobilité (selon le modèle de« l’enfant sage ») se jouent à l’école primaire, le vrai défi semble se poser lorsque survient l’adolescence. Le corps de l’apprenant se transforme soudain en usine hormonale et le mot d’ordre des enseignants se résume encore trop souvent à un sentencieux « cachez-moi ce corps qui m’empêche d’enseigner ». De toute évidence, les sanctions s’en prennent au besoin de mobilité qui est si importants pour les enfants (et pour tous !).
Dans l’école de La guerre des boutons les corps sont omniprésents, des corps d’élèves turbulents qui contestent de cette façon l’autorité magistrale et provoquent désordre et anarchie dans la classe.
« Aux œillades, aux gesticulations, aux bagarres, bref aux mouvements inopportuns, l’institution oppose des immobilisations (le piquet), des enfermements (la suppression de la récréation, la retenue du jeudi) ou des punitions censées redresser les esprits par la répétition du geste (les » lignes » à copier). »
Bouger était donc mal vu, voire interdit, à cette époque. Dans nos écoles aujourd’hui, le fait de pouvoir bouger dans l’espace de la classe est encore rarement accepté. Le mouvement est donc relégué au cours d’éducation physique et sportive (EPS), qui comme le dit le Ministère de l’éducation nationale, vise au développement « des capacités motrices et la pratique d’activités physiques, sportives et artistiques et (…) éduque à la responsabilité et à l’autonomie, en faisant accéder les élèves à des valeurs morales et sociales (respect de règles, respect de soi-même et d’autrui). » Mais même ainsi reconnue, l’EPS ne jouit que d’horaires minimaux : quatre heures par semaine en classe de sixième, puis trois heures, puis deux heures seulement, de la seconde à la terminale. Ces données sont à peu près les mêmes dans d’autres pays européens où les programmes scolaires en général n’accordent pas beaucoup d’importance à cette discipline. Et si l’on reprend ici la réflexion sur le lien entre corps et émotions, de la reconnaissance entre leur présence et le mouvement dans le corps, l’absence dans nos écoles de toute activité qui puisse aider l’élève à devenir conscient de cette connexion est flagrante.
Si le corps à l’école publique n’est pas exalté, il arrive parfois qu’il soit occulté en considération, par exemple, des rythmes scolaires mal adaptés, du mobilier scolaire non ergonomique et jusqu’au lycée, des cartables trop lourds. En somme, « le corps des enfants et des jeunes n’est pas bien traité par le système scolaire français ». A ce sujet, par exemple, selon des données du Ministère de l’éducation nationale, d’après les pesées réalisées en octobre 2007 par la F.C.P.E. (Fédération nationale des conseils des parents d’élèves), les élèves portent des cartables de plus en plus lourds. Se déplacer dans les transports publics de la maison à l’école avec un cartable qui pèse parfois plus de 8 kg révèle parfois du parcours du combattant.
Comment alors apprendre à se « sentir » d’abord, sentir ses potentialités mais aussi ses propres limites, apprendre à reconnaître où notre instinct, notre intuition qui nous guide de façon à que notre corps aussi puisse s’exprimer harmonieusement par un langage, un mouvement, une gestualité qui lui sont propices? Comment, si les mouvements que l’on a vu agir et interagir dans notre mental, notre cœur et notre corps ne sont pas favoris par les pédagogies actuelles, mais au contraire empêchés dans leur fluidité naturelle ? Comment si nous agissons selon une logique de séparation ? Car les origines de la division tête –cœur – corps, que l’on peut reconnaître dans la vision fragmentée de l’approche éducative existante à nos jours remontent à très longtemps :
« Il ne faut pas accabler en même temps l’esprit et le corps; en effet, chacun de ces deux exercices produit naturellement l’effet contraire dans l’autre domaine : le travail du corps est une entrave pour le développement de l’esprit, le travail de l’esprit pour le développement du corps » disait Aristote.
Cela surprend si l’on pense que la Grèce antique a influencé le « mens sana in corpore sano » des latins qui donc reconnaissaient la place du corps en lien avec la pensée. La sphère du mental, que ce soit l’intellect ou l’esprit dans le sens de la conscience est vue comme séparée du reste, duquel il doit presque « se méfier » (il est une entrave) pour pouvoir se développer.
Essayons maintenant de voir ce qui arriverait si par contre on redonnait au mouvement toute sa fluidité naturelle et glissons nous-mêmes dans un domaine encore inexploré dans nos pédagogies occidentales (et donc inconnu de l’école), celui de l’imperceptible mouvement de l’esprit.