Dans l’école de la République, comme par ailleurs dans l’école publique de nos pays occidentaux et occidentalisés, le mouvement, on l’a dit, concerne plutôt les deux domaines de l’intellect et du physique, avec un surdéveloppement évident du premier sur le deuxième. Par exemple, on nous a toujours appris qu’il faut faire « marcher le cerveau » et parfois « remuer les méninges » pour apprendre et réussir à l’école et dans la vie. Notre éducation nous rappelle constamment que la connaissance est avant tout intellectuelle, ce qui justifie en conséquence le fait d’exercer sa mémoire, d’apprendre mentalement des notions et des règles (de mathématiques, physique, linguistique, etc.) qui, bien que nécessaires pour structurer notre pensée, risquent de l’étouffer, si prises à trop fortes doses. Le déséquilibre – puisqu’il s’agit de mouvement – est évident. Car le « bourrage de crâne » fige le mouvement qui doit être libre, condition sans laquelle il meurt.
Le mouvement appelle donc la liberté, qui doit être enseignée, reconquise, apprise, transmise dans la tête, le cerveau, le cœur pour que les idées puissent naître et s’associer et pour que la création artistique, source du mouvement inspiré par excellence, surgisse. La poésie, par exemple, comme tout acte de création libre se place à la croisée du souffle et de la maîtrise d’une technique, celle de la langue dans ce cas. On pourrait se poser la question suivante : dans combien d’écoles enseigne-t-on la poésie aujourd’hui ? La poésie étant ici entendue, non pas comme l’apprentissage de poèmes par cœur (expression qui nous signale par ailleurs que le cœur est le lieu de l’intelligence), mais comme la création poétique, matière d’expression de connaissance enseignée à l’école à part entière (une connaissance non seulement intellectuelle donc, mais aussi émotionnelle et spirituelle).
La réponse est connue : les classes où les enseignants osent se lancer dans de tels exercices pédagogiques sont encore rares et ceux qui le font risquent souvent d’être mis à l’écart par l’institution elle-même. Tel n’est pas le cas dans les pédagogies actives qui ont fait de la mobilisation de l’activité de l’enfant et de la liberté, leurs axes éducatifs, comme le disait Roger Cousinet, l’un des fondateurs du mouvement de l’Ecole nouvelle en France :
« Dites bien que le mot le plus important dans une méthode de travail libre, ce n’est pas le travail, ce n’est pas le groupe, c’est libre. (…) Etre libre, ce n’est pas seulement ne pas être contraint, c’est être placé dans un milieu où on puisse trouver les éléments nécessaires à la vie. (…) De quoi l’enfant a-t-il besoin pour vivre ? » se demandait-il en 1937.
De se mouvoir à l’intérieur de cette liberté dirions-nous aujourd’hui. L’enfant, l’élève, peu importe son âge, a besoin de « se mouvoir » et de « s’émouvoir », en incluant dans cet acte aussi toute la sphère émotionnelle, également bannie de notre éducation. Les émotions font peur : on ne pleure pas à l’école, on ne rit pas trop fort non plus, on n’exprime pas de tendresse… De là, et par peur de trop déborder vers des actes qui seraient jugés suspects, dérive toute l’aberration de la situation actuelle où des idées reçues s’infiltrent dans le milieu enseignant, comme le démontrent les propos de ces deux étudiantes d’école normale en Belgique :
«…il ne faut pas donner de la tendresse aux enfants, c’est le rôle des parents, nous on ne doit pas se substituer à eux et en plus on risque de faire du favoritisme et des jaloux. (…) Les élèves risquent de s’attacher à nous, ce n’est pas bon, ils auront du mal quand ils devront se séparer de nous à la fin de l’année».
La recherche sur la question des émotions à l’école est relativement récente. De nombreux chercheurs s’accordent aujourd’hui à considérer comme une nécessité que l’école prenne en charge également la construction de compétences diverses. Telles que les capacités des élèves à interagir avec leurs pairs et leurs enseignants par l’intégration de valeurs et de règles relationnelles ; de même à éprouver de l’empathie pour autrui, gérer des affects négatifs (frustration, colère, etc.) ou encore, gérer les conflits interpersonnels. A l’encontre de ceux qui considèrent ce « savoir-être » comme une mission uniquement dévolue aux parents, on affirme ce qui suit :
« (…) l’école n’est pas qu’un lieu de transmission des savoirs et savoir-faire intellectuels mais également un lieu de relation chargé d’affects, source possible d’incompréhensions réciproques, de ruptures de la communication, de violences d’attitude ou délinquantes (Jaouadi, 2000). C’est un truisme que de rappeler que certains élèves rencontrent des difficultés à gérer leurs émotions, à établir une relation avec leurs pairs et avec leur enseignant. Dans les cas les plus graves, l’enfant, d’une part, n’offre pas de disponibilité aux apprentissages scolaires et, d’autre part, détériore singulièrement le climat de la classe au point que l’enseignant ne peut plus enseigner».
Ces recherches focalisent l’analyse des émotions « négatives » et l’incapacité des élèves à les contenir comme cause de la violence à l’école ; pour ma part, je mettrai l’accent également sur l’impossibilité ou l’interdit d’exprimer aussi des émotions « positives » comme la joie, l’empathie, l’amour ou l’affection pour les autres ou la passion pour un sujet d’étude.
« Nous sommes ici pour travailler, disait un de mes professeurs, pas pour nous aimer », comme si l’équation amour-travail, était interdite, voire impossible : on comprend pourquoi, en ayant entendu ces mots depuis l’enfance, nos lieux professionnels aujourd’hui sont caractérisés par un manque total non seulement d’amour, mais aussi bien souvent d’attention et de respect entre les individus. La recherche sur les émotions humaines couvrant les domaines des neurosciences, de l’éthologie, de la biologie, de la psychologie et de la psychanalyse, il me semblerait important du point de vue des sciences de l’éducation d’amener les enseignants à apprendre à vivre leurs émotions pour qu’ils puissent à leur tour éduquer leurs élèves à les vivre, les gérer et les diriger en écoute avec leur corps, le « grand absent » de l’école.