Interview imaginaire à Maria Montessori

En 2017, j’avais publié sur mon ancien blog « Eduquer à la joie » cette interview imaginaire basée sur la biographie de Maria Montessori, sa bibliographie, sur des sources filmographiques ainsi que sur les témoignages de son fils Mario. Je la publie à nouveau, en un seul texte, dans cet article. Enjoy!

Antonella : Buongiorno Dottoressa ! Je vous demande pardon de vous avoir dérangée là où vous êtes (surement un bel endroit…) et je vous remercie d’avance du temps que vous m’aurez accordée. Vous êtes en effet la première des personnalités qui a accepté d’être interviewée dans le cadre de mon enquête sur la joie à l’école. Puis-je vous poser quelques questions rapides pour nos lecteurs du vingt et unième siècle ? (… pour votre connaissance il ne s’agit pas du titre d’un journal mais du vrai siècle où nous vivons actuellement, on a juste fait un petit saut dans le temps…)

Maria Montessori : Prego.

A : Permettez-moi en premier lieu de vous rendre hommage, d’abord en tant que féministe engagée et parmi les premières femmes à devenir médecin en Italie. Ensuite en tant que chercheuse, intellectuelle, pédagogue, pour l’immense œuvre que vous avez laissé en héritage par votre pédagogie. Aussi, j’aimerais rendre hommage à la mère. Je n’oublie pas que, en tant que mère célibataire, vous avez été obligée de mettre l’éducation de votre unique fils dans les mains d’autres personnes, jusqu’à ses quinze ans. C’est une partie de votre biographie que l’on a tendance à oublier mais qui, j’ose imaginer, a eu une grande influence sur votre mission auprès des enfants. Un peu comme si, dans l’absence de ce fils tant aimé, vous aviez répandu votre amour sur tous les enfants de vos instituts d’abord, puis de la planète entière.

MM : Oh, vous me ramenez à une période de ma vie fort triste, déchirante même… Il y avait d’une part, les découvertes scientifiques et leurs applications en pédagogie qui me rendaient de plus en plus connue et, d’autre part, ma douleur de femme et de mère frustrée. J’ai dû, non sans douleur, déléguer l’éducation de mon enfant adoré à d’autres que moi. Vous savez… à l’époque être mère célibataire était considéré une honte et cela aurait définitivement arrêté ma carrière. Ceci n’a pas été facile. Vous ouvrez là une plaie de mon existence que je n’ai pu soigner qu’en âge mur, lorsque Mario a décidé de vivre avec moi. J’aime croire que nous avons récupéré le temps perdu… 

A : A nouveau je vous demande pardon, ce n’était pas mon intention de rouvrir une telle blessure, d’autant plus que mon objectif est de vous interviewer sur la joie au sein de votre pédagogie !  Mais avant de rentrer dans le sujet, permettez-moi, cara Signora, de vous mettre au courant du succès que cette pédagogie rencontre partout sur la planète entière. Nous assistons en effet à un regain d’intérêt pour les écoles Montessori. Imaginez que aujourd’hui plus des 22.000 établissements dans le monde portent officiellement votre nom ! Tous les jours ils en naissent de nouveaux qui s’en inspirent, partout sur la planète. Moi-même par exemple, j’ai pu assister à la création d’une petite école inspirée par votre pédagogie, la Oli School[2], pour les enfants des rues d’un village très pauvre de l’Inde du Sud. Votre présence dans ce pays est toujours vivante…

MM : Ah, l’Inde, j’ai beaucoup aimé ce pays ! Au début, en 1939, je pensais pouvoir m’y déplacer à mon gré, mais avec la guerre, j’ai été assignée à résidence en tant que ennemi de l’Italie, donc à surveiller. Je ne pouvais donc pas bouger de Madras, mais les gens venaient à moi et j’ai donc pu former environ 1500 maitres et maitresses, ce qui est énorme ! C’est là que j’ai pu élaborer ma théorie sur  l’éducation cosmique, influencée par la spiritualité que respirais dans la culture indienne! Cette culture millénaire si riche m’a nourrie et inspirée (savez-vous que j’ai rencontré Gandhi, Nerhu, Tagore ?). Je n’hésite pas à dire que j’ai passé en Inde parmi les années les plus belles de ma vie. J’ai même troqués mes habits noirs, ceux que je portais toujours comme signe de deuil de mon amour de jeunesse perdu, pour des toilettes claires, élégantes et soyeuses comme le font les femmes indiennes.

A : Je vous comprends, Signora, nous partageons donc ce même amour pour ce pays qui sait aussi être ouvert à des nouvelles idées et méthodes, comme celle que vous avez fondée. Mais, revenons à l’éducation cosmique qui suscite ma curiosité : pouvez-vous nous en dire davantage ? Car je ne crois pas trop me tromper lorsque je constate que aujourd’hui, si je prononce le nom Montessori, la plupart des gens pensera au matériel pédagogique que vous avez crée (vendu un peu partout !) et au mieux, à quelques principes de base de votre méthode. Par contre, moins nombreux sont ceux qui connaissent de façon approfondie la portée et l’étendue de votre pensée. Une pensée qui va bien au delà d’une simple pédagogie car elle allie l’éducation à l’écologie, l’éducation à la paix et l’éducation interculturelle, mondialiste, comme on dirait aujourd’hui. C’est quoi donc l’éducation cosmique ?

MM : Je vous explique… dans ma vision, toute l’humanité ne forme qu’un seul organisme et chaque être vivant est un agent de la création. Les différents éléments qui composent notre univers sont distingués en agents inorganiques (la terre, l’eau, l’air et le feu), et agents organiques, non-vivants et vivants (les végétaux, les animaux, les enfants et les adultes). Ces différents agents participent à la création continue de l’univers, guidés par une intelligence universelle. C’est un équilibre harmonieux qui est obtenu grâce à une cohésion et une organisation des tâches et du travail de chacun des agents. Pourtant, l’homme a échoué car il n’a pas compris qu’il existe un domaine à explorer dans l’humanité elle-même.  Je suis convaincue que nous pouvons réaliser cela grâce à l’enfant.


A : C’est à dire ?

MM : J’y arrive… Je veux dire par là que la tâche de l’enfant est de construire l’homme : pour accomplir cette mission, la nature a initié un plan de développement physique et psychique. C’est un programme évolutif d’ouverture au monde réel qui est inscrit dans l’enfant et généré par des périodes sensibles  créatives : de la naissance à l’âge de 6 ans et de l’âge de 6 à 12 ans.

A : C’est ce que vous entendez lorsque vous affirmez que, je vous cite : « chaque être vivant porte en lui son plan de développement, un schéma préétabli par l’ordre de la vie » ?

MM : Oui, un plan qui est en effet très précis ! Le premier travail cosmique de l’enfant est l’incarnation dans la matière, c’est la période de l’esprit  absorbant  où l’éducation est très concrète car l’enfant construit sa personnalité. Ensuite, l’esprit de l’enfant devient raisonnant, c’est la période des grandes questions où l’enfant cherche sa place dans l’univers, il essaye de comprendre et construit sa personnalité sociale. Pour résumer, le point principal de l’éducation cosmique est le renvoi continuel de l’expérience personnelle à celle universelle, du concret à l’abstrait, de l’analyse à la synthèse.

A : Cela correspond à une vision de la vie très harmonieuse, mais aussi très ordonnée. Quelle est donc la place du plaisir d’apprendre et de la joie de vivre spontanée de l’enfant dans cette approche ? Tout n’est pas déterminé à l’avance ? Il y a t’il de la place pour l’improvisation ? Pour la créativité ?

MM : Bien évidemment ! J’ai moi-même affirmé que l’intelligence ne peut être menée que par le désir. Pour qu’il y ait désir, il faut qu’il y ait plaisir et joie. L’intelligence ne grandit et ne porte de fruits que dans la joie. La joie d’apprendre est aussi indispensable aux études que la respiration aux coureurs ![3]

A : Oui, c’est une phrase assez connue que je cite souvent moi-même ![4] Mais ma question porte sur la place à la spontanéité qui est quand même la caractéristique de cette joie de vivre chez les enfants…

MM : Je comprends… pour vous répondre vous n’avez qu’à observer les enfants dans mes classes où tout est mis en place pour les stimuler et susciter leur curiosité.[5] Ils sont libres, mais encadrés dans un environnement bienveillant, la seule prérogative pour qu’ils puissent développer leurs aptitudes dans la joie et le respect de leurs particularités. Et ceci est vrai tant pour les enfants qui ont des difficultés d’apprentissage que pour ceux qui s’ennuient à l’école. Quand je pense que on me disait que à la « Casa dei Bambini » il n’y avait que des enfants retardés ! Alors que les enfants avec moi apprenaient à écrire et à lire avant les autres !

A ce propos, je me souviens qu’un jour, dans une classe de petits qui avaient commencé à lire un peu, j’ai décidé de faire un test et j’ai écrit au tableau noir : « Si vous savez lire ceci, venez m’embrasser. » Silence, rien ne se passe. Plusieurs jours s’écoulèrent sans que l’inscription ne provoquât aucune réaction. Peut-être, je me suis dite, qu’ils croient que j’ai écrit ça pour m’amuser, exactement comme ils l’auraient fait. Enfin, le quatrième jour, une toute petite bonne femme, haute comme trois pommes, est venue à moi et m’a dit : « Eccomi» (me voici) et elle m’a embrassée ! Vous n’imaginez pas la joie, non seulement la mienne, mais la sienne ! La joie de devenir autonome, d’avoir réussi toute seule! Aussi, vous connaissez sans doutes cette fameuse expression que mes enfants répétaient « apprends-moi à faire seul » ?

A : Oui, c’est même le titre d’un livre récent[6] sur votre méthode !

MM : Ah bien ! Je voudrais aussi ajouter est que cette autonomie est une joyeuse conquête de l’esprit. C’est une conquête qui se fait sans fatigue à l’âge de l’esprit absorbant, où la connaissance est assimilée comme un aliment vivifiant. Dans tout ça, l’éducateur, (et pas l’instituteur s’il vous plait, il faut abolir ce terme), doit savoir susciter chez l’enfant le plus profond intérêt en même temps qu’une attention vive et constante. Il ne s’agit donc que de cela : utiliser la force intérieure de l’enfant pour sa propre éducation.  C’est comme ça que l’enfant est mis en condition de découvrir par lui même. C’est une méthode qui privilégie la liberté, mais attention, c’est une liberté accompagnée de l’adulte, pas dirigée par l’adulte !

Dans la joie de raisonner et de suivre son intuition, pour revenir toujours à ce qui vous tient à cœur, la joie, l’enfant travaille tout seul avec enthousiasme dans cette concentration libre où il ne craint pas d’être interrompu ni critiqué car il sait que son travail et sa concentration seront respectés. Il réalise ainsi la construction de sa personnalité. 

A : Merci cara Signora. Aussi, je tiens à vous informer que vos découvertes scientifiques sur la psychologie de l’enfance sont aujourd’hui validées par toute une branche de la médecine qui s’est fortement développée durant ce dernier siècle, les neurosciences…

MM : Oh, ce que j’écoute est fort intéressant, vous m’en direz plus ?  Pour ma part, j’ai été fière d’avoir contribué, dans le XXème siècle qui a été le mien, au développement de la psychologie de l’enfance. Comme d’autres chercheurs, j’en été arrivée à la conclusion que les deux premières années de la vie sont les plus importantes parce que c’est au cours d’elles que se réalisent les développements fondamentaux qui caractérisent la personnalité humaine. C’était une nouvelle tendance qui avait trouvé son expression dans mes écoles, en rupture avec les anciennes théories psychologiques. Car, si les anciennes théories se fondaient sur l’observation de faits superficiels de la conscience, les nouvelles (de mon temps) cherchaient à sonder l’inconscient et à en analyser les secrets, dans le but de mettre à nu la relation entre la réalité et la pensée. Les psychologues disaient que le comportement de chaque individu s’affirme par ses expériences qu’il peut faire sur l’environnement et, par conséquent j’en ai déduit que le premier devoir de l’éducation est de fournir à l’enfant un environnement qui lui permettra de développer les fonctions données par la nature.

A : Oui, et pour revenir aux neurosciences, le champ de recherche le plus pointu et encore plus récent, qui établi des ponts avec les sciences de l’éducation, est celui des neurosciences affectives. C’est une branche qui étudie les mécanismes neuronaux derrières nos émotions, nos sentiments et nos capacités relationnelles. Et, figurez-vous que ce qu’on y découvre est ce que vous saviez depuis toujours, c’est à dire que l’environnement social et affectif de l’enfant, agit directement et en profondeur sur son cerveau global, le cerveau cognitif et le cerveau affectif ! On arrive même à affirmer que l’environnement modifie les gênes !

MM : Ce qui contredit en quelque sorte le débat qui voit une opposition historique de la nature à la culture…

A : Oui, car on sait aujourd’hui que les deux sont totalement imbriqués !  En plus, aujourd’hui grâce à ce qu’on appelle l’imagerie cérébrale on peut aussi les voir, ces modifications, sans ouvrir le cerveau, ce qui était impensable à votre époque ! On peut voir par exemple, les effets des émotions négatives comme la peur ou le stress qui altèrent certaines zones cérébrales, dans le système neuroendocrinien, chez les petits. Ils mémorisent dans leur amygdale, appelée le centre de la peur, des émotions d’angoisse qui restent engrammées.  Inversement, la bienveillance ou l’empathie, ont des effets sur le développement de l’hippocampe, le centre de la mémoire, qui se développe au fur et à mesure de l’amour et de l’attention.  Et cela favorise, comme vous l’avez deviné dans votre pédagogie, l’apprentissage.[7]

MM : Tout ce que vous me dites ne fait que me réconforter ! De mon coté, j’avais bien compris que rien n’est plus courant que de porter toute sa vie le poids d’une barrière psychique construite dans l’enfance. J’en déduis donc que les écoles et les théories éducatives du XXIème siècles bénéficient de ces recherches et que les enfants peuvent finalement s’épanouir à l’école !

A : …hem, comment vous dire, Signora, pas tout à fait ! Je suis triste de vous dire que, en général, l’école n’a pas beaucoup changé depuis votre époque. Non seulement les écoles qui portent votre nom sont encore, malheureusement pour la plupart privées, et donc inaccessibles pour leur prix à la majorité des parents, mais la majorité des systèmes éducatifs dans le monde est encore basée sur les binômes récompense/punition, sur les valeurs de compétition face à celles de la coopération… Ce qui explique que les conflits ne sont pas éradiqués, que les guerres continuent d’exister sur la planète et que la violence, aussi celle qu’on appelle aujourd’hui la VEO, la violence éducative ordinaire, est perpétrée dans nos familles ![8]

MM : J’en suis navrée, alors que j’espérais, lorsque je suis partie de ce monde en 1952, que la face de l’humanité était sur le point de changer grâce aussi aux impressionnantes découvertes scientifiques de ce siècle… Quelle disgrâce !

A : Cela dit, chère Dottoressa Montessori, actuellement nous assistons à un éveil des consciences qui est généralisé. L’humanité se réveille d’un grand sommeil qui l’a rendue esclave, endormie, soumise pendant des siècles. Cela concerne tous les domaines, l’écologie, l’économie, la paix, les modes de production, l’éducation aussi ! Je ne voudrais pas donc que vous retourniez dans l’au-delà avec un sentiment de faillite, bien au contraire. C’est même grâce à votre œuvre et à celle de tous les éducateurs et les éducatrices que vous avez formés et qui ont l’ont continué souvent en se battant contre tout et contre tous, que l’humanité est, non sans quelques soubresauts, sur le point de basculer vers une culture de la paix.

MM : Je vous suis reconnaissante de ces paroles… je peux donc rentrer chez moi avec l’espoir que ce que j’affirmais de mon temps, peut devenir vrai : une période nouvelle est commencée pour l’humanité. Elle est en marche vers le monde de l’amour… Ce qu’il nous faut donc aujourd’hui, comme de mon temps, c’est une éducation qui conduise la personne humaine à reconnaître sa propre grandeur !

A : Vous aviez tout compris ! Je vous remercie une fois de plus, Signora Montessori, et je vous laisse retourner là d’où vous êtes venue et où, sans aucun doute, vous récoltez les fruits d’une vie bien remplie, une vie pour laquelle tous les enfants du monde vous seront pour toujours reconnaissants. Arrivederci !


[1] Cet entretien imaginaire est basé sur la biographie de Maria Montessori, sa bibliographie, sur des sources filmographiques ainsi que sur les témoignages de son fils Mario.

[2] http://auroville-learning.net/av_unit/oli-school/

[3] Cette citation est attribuée en effet à Maria Montessori, mais aussi à la philosophe Simon Weil dans son ouvrage L’attente de Dieu, Albin Michel, 2016

[4] Notamment dans mon livre Renouer avec la Joie de l’enfance, Eyrolles, 2017, mais aussi dans mon TEDX

[5] A ce propos, si vous ne pouvez pas  vous inviter dans une classe Montessori, regardez le très beau film d’Alexandre Mourot, Le Maitre est l’enfant, actuellement en salle ! https://www.youtube.com/watch?time_continue=9&v=p21WVdB-aJA

[6] Charlotte Poussin, Apprends moi à faire seul, Eyrolles, 2011

[7] Catherine Gueguen, Pour une enfance heureuse, Robert Laffont, 2014

[8] « La violence éducative ordinaire (VEO) est la forme de violence physique  et  psychologique  entre  humains  la  plus  courante  dans le monde, puisqu’elle touche presque tous les individus dans toutes les sociétés (à de très rares exceptions près), dès leur  naissance  et  à  travers  des  pratiques  très  variées. (…) La  tolérance  envers  la  violence  éducative  ordinaire  est  le  terreau de la maltraitance caractérisée – celle qui est jugée inacceptable par la société. Infligée à la plupart des enfants pendant toutes les années où leur cerveau se forme, la VEO les prépare à devenir eux-mêmes violents, ne serait-ce que par imitation, et à trouver normal que les conflits se règlent par  la  violence. » Observatoire de la Violence Educative Ordinaire : http://www.oveo.org/

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